Le Phare d'Alexandrie Un blog culturel

Entendre la musique du monde: s’ouvrir au paysage sonore selon R. Murray Schafer

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SCHAFER (Raymond Murray), Le Paysage sonore, Editions Wildproject, 2010, traduit de l’Anglais (Canada) par Sylvette Gleize.

Dans cet ouvrage lumineux, paru originellement en 1977, Raymond Murray Schafer, compositeur, théoricien et pédagogue canadien cofondateur du World Soundscape Project à l’Université Simon Fraser (Colombie-Britannique), nous rappelle à une dimension trop souvent oubliée de notre expérience sur cette Terre, dans nos sociétés où prime l’image: celle des paysages sonores. Nous baignons littéralement dans les vibrations acoustiques, dans des environnements sonores d’une grande variété, dont nous sommes à la fois les percepteurs et les artisans.

L’une des questions essentielles, selon Murray Schafer, est « de savoir si le paysage sonore est un état de fait que l’on ne peut infléchir, ou si nous en sommes nous-mêmes les compositeurs et les interprètes, responsables à la fois de sa nature et de sa beauté. » La prise de conscience de notre impact parfois radical sur ces paysages sonores doit nous conduire à compter de plus en plus sur une ‘écologie sonore’ et sur le ‘design sonore’ pour nous sauver du chaos.

« Qu’on me permette de livrer au lecteur cette pensée: il n’existe pas dans la nature de bruits capables de nous faire du mal. Dieu fut (entre autres) un ingénieur sonore de première force. Poursuivons sur cette voie pour concevoir les paysages sonores de demain. »

Préface de l’auteur à l’édition française.

La nécessité du design sonore

Nous habitons un univers acoustique en perpétuelle évolution. L’homme moderne a dû faire face à un surcroît, une surenchère de pollution sonore; il nous arrive de ne plus écouter, car nous apprenons à ignorer le bruit. Une solution négative consistant à diminuer l’intensité de cette pollution serait insuffisante; il s’agit plutôt pour l’auteur de mettre en place un véritable programme positif pour la clairaudience. Par l’éducation de l’écoute, nous pouvons développer une appréciation d’ensemble de l’environnement acoustique. Par une approche multidisciplinaire (musiciens, acousticiens, psychologues, sociologues…), nous sommes en mesure améliorer l’orchestration sonore du monde. Le design sonore nous concerne tous, et le monde se présente comme une immense composition musicale. Ceci est d’autant plus vrai de nos jours, où tous les sons sont susceptibles d’entrer dans le domaine de la musique. Nous pouvons essayer de rechercher l’influence harmonisante des sons qui nous entourent.

Ecouter ce qui est difficile à retranscrire

L’environnement sonore, comme la musique, peut nous parler des conditions qui le produisent, de la société dont il est l’écrin. Nous avons tout intérêt à ouvrir nos oreilles. En effet, la représentation muette, graphique des paysages sonores est problématique, imparfaite. La prise de son ne permet pas facilement de rendre l’impression d’ensemble instantanée qu’autorise la photographie. En outre, pour avoir une idée des paysages sonores d’avant que le progrès technologique ne nous offre des moyens d’enregistrement, il n’est possible de reconstituer l’impression qu’indirectement, par déduction, au travers des récits de voyageurs, des oeuvres littéraires, etc…

Redécouvrir l’écoute

Le premier son entendu, nous conte l’auteur, fut la caresse des eaux, celle des profondeurs marines, avant même la perception des vagues, « la systole et la diastole des vagues et des marées ». La mer et l’eau donnent leur tonalité aux civilisations maritimes, mais sont aussi archétype sonore. Le vent aussi dispose d’un vaste éventail de fréquences, et sa sensation à l’oreille est autant tactile qu’auditive; les feuilles des arbres en révèlent la richesse. Dans les forêts, lieux chargés symboliquement, apparaît une tonalité nouvelle avec le bûcheron.

« Quand l’homme craignait les dangers d’un environnement inconnu, le corps tout entier se faisait oreille. Dans les forêts encore vierges de l’Amérique du Nord, où l’oeil ne voyait pas à plus de quelques mètres, l’oreille devenait l’organe sensoriel le plus important. »

(p. 51)

Un voyage dans les paysages sonores

Murray Schafer nous emmène ainsi et alors dans un passionnant voyage. Nous voici d’abord dans ‘Les premiers paysages sonores’ (Partie I). C’est la redécouverte du paysage sonore naturel, du bruit des éléments, des empreintes sonores des lieux. C’est aussi celle de l’intensité de certains sons de la Nature qui nous parlent des dieux. Nous écoutons les bruits de la vie, ceux des êtres vivants et les échos qu’en donne l’homme dans son langage et sa musique. Schafer campe le paysage sonore rural, paysage sonore ‘hi-fi’, entre bruit sacré et silence séculier. Il nous emmène ensuite dans les bourgs et des villes. Il y traite de l’évolution des rythmes du travail, de la lutte sélective contre le bruit en milieu urbain.

Puis nous découvrons ‘le paysage post-industriel’ (Partie II) avec en premier lieu le paysage ‘lo-fi’ de la révolution industrielle. On y comprend l’articulation du bruit et des questions de pouvoir et d’impérialisme. On y voit l’impact du développement du moteur à combustion interne, et des sons musclés. Avec la révolution électrique, nous voyons le développement d’une certaine schizophonie, et avec la radio, une expansion de l’espace acoustique.

Extension du sujet et analyse des paysages sonores

En un Interlude, Schafer se lance dans un bel exposé sur la musique, le paysage sonore et les changements de perception. Il est question de la salle de concert, de la rencontre entre la musique et l’environnement. On y étudie aussi les frontières de l’espace auditif, le développement des graves en musique et dans le paysage sonore…

Puis viennent, dans ‘Analyse‘ (Partie III), un certain nombre de questions pour une approche rigoureuse des paysages sonores. Celles-ci tiennent à la notation des sons et images sonores, à leur classification selon différents critères. Elles s’attachent aussi à leur perception, à l’étude de leur morphologie, de leur symbolisme. La question du bruit ne peut être évitée. L’auteur nous en présente une définition, une description de ses ravages. Il décrit les réactions du public à l’élévation du bruit ambiant, évoque la législation limitative. Il est question aussi de bruit dans le langage et de sons tabous…

Vers un design sonore

Schafer développe enfin la nécessité d’aller Vers un design sonore (Partie IV). Il s’agit d’écouter, d’éduquer l’oreille de tout un chacun, de repenser la communauté acoustique, etil est bon de se pencher sur les questions de rythme et de tempo dans le paysage sonore. Il serait salutaire de conserver les empreintes sonores qui sont vouées à disparaître, et de réparer, le cas échéant, le paysage sonore. Pour tout cela, le designer sonore a un rôle important. L’on pourrait imaginer ce que serait un paysage sonore idéal, utopique, mais aussi redécouvrir la richesse et les vertus du silence. L’ouvrage se conclut sur un bel épilogue: La musique de l’au-delà.

« C’est pourquoi, comme je le disais en commençant ce livre, toutes les recherches sur les sons ne peuvent se conclure que par le silence -pas le silence vide et négatif, mais le silence positif de la perfection et de la plénitude. Ainsi, de même que l’homme aspire à la perfection, tout son tend vers le silence et la vie éternelle de la musique des sphères. »

Epilogue (p.373)

Un ouvrage de la plus belle eau, précurseur, et très actuel plus de quarante ans après sa première publication. Complété des belles préfaces de Louis Dandrel et de Jean-Claude Risset et postfaces de Christian Hugonnet, Nicolas Misdariis et Patrick Susini, voilà un livre délicieux, tout à fait passionnant et éminemment recommandable.

SCHAFER (Raymond Murray), Le Paysage sonore, Editions Wildproject, 2010, traduit de l’Anglais (Canada) par Sylvette Gleize.

Pour aller plus loin:

Chaîne Youtube de R. Murray Schafer: www.youtube.com/channel/UCEoAJoLSMAZHgMIJVkEuF-Q

World Soundscape Project: https://www.sfu.ca/sonic-studio-webdav/WSP/

World Forum for Acoustic Ecology: www.wfae.net/

Equipe Perception et Design Sonore, IRCAM: www.ircam.fr/recherche/equipes-recherche/pds/

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Alexandre G-L

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