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Le dormeur en régime totalitaire: rêver sous le IIIe Reich

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Entreprise singulière que celle de Charlotte Beradt (1901-1986). Elle recueillit volontairement, entre 1933 et 1939, en Allemagne même, près de 300 rêves de femmes et d’hommes. Des rêves d’Allemands de toutes classes et d’ascendances diverses. Ce matériau est resté un certain temps inexploité. Il donna heureusement lieu en 1966 à la publication d’un petit ouvrage tout à fait précieux. Les circonstances de sa publication sont bien développées dans la préface de Martine Lebovici à l’édition française. Il nous permet de percevoir à quel point la machine totalitaire embrasse et façonne jusqu’aux aspects a priori les plus inaccessibles de la personne humaine.

BERADT Charlotte, Rêver sous le IIIe Reich, Editions Payot & Rivages, Paris 2004

BERADT Charlotte, Rêver sous le IIIe Reich, Editions Payot & Rivages, Paris 2004

Robert Ley, intime de Hitler, grande figure du NSDAP et ‘Organisateur du Reich’ a pu dire que: “La seule personne en Allemagne qui a encore une vie privée est celle qui dort.” Mais l’influence de la mise au pas des hommes s’avère en réalité plus vaste encore qu’il n’aurait pu le souhaiter.

“La seule personne en Allemagne qui a encore une vie privée est celle qui dort.”

Robert Ley, Reichsorganisationsleiter du NSDAP

Car à l’individu, profondément touché dans sa psyché, même le sommeil n’assure pas un refuge imprenable contre la propagande et la terreur. Et ses rêves lui parlent de son assujétissement. Or, de cette emprise qu’il subit dans le monde éveillé, il peut voir l’ambivalence.

Complice dans la confusion:

Tout se passe en effet comme s’il pouvait aller jusqu’à s’en faire lui-même le collaborateur. Sous la pression de l’extériorité sociale, un irrépressible désir d’appartenance peut lui faire jouer un rôle paradoxal. Ce rôle, en son for intérieur, est d’ailleurs souvent bien difficile à tolérer consciemment. C’est celui de complice de cette force qui le brise, d’ouvrier de ce carcan qui lui ôte sa dignité.

D’où un certain nombre de scénarios oniriques volontiers teintés de grotesque et d’humour noir. Ainsi, dans un climat d’inquiétante étrangeté, certains thèmes et déroulements sont étonnamment récurrents au travers de variantes de surface. Dans une telle société, les événements de la vie éveillée peuvent se montrer aussi improbables que ceux d’un rêve. On y vit l’incohérent, l’impossible et, en somme, l’incroyable. De fait, les frontières entre illusion et réalité sont plus floues. L’extériorité sociale elle-même, où tout est possible, présente des caractères délirants, fictifs.

Des thèmes récurrents:

Nous revisitons dans tous ces rêves la mise en place d’un appareil bureaucratique cauchemardesque et absurde d’autorités et de fonctionnaires. Une profusion de décrets, règlements et lois accompagnent l’émergence d’une « société sans murs ». Celle-ci ne préserve plus rien d’un jardin privé de l’individu.

Un premier exemple est tout à fait représentatif. Je vous laisse découvrir les autres dans l’ouvrage complet, passionnant. Celui qui fait ce rêve, c’est un homme d’une soixantaine d’années. De caractère habituellement assez marqué, il est propriétaire d’une entreprise de taille moyenne. Nous sommes trois jours après l’accession de Hitler au pouvoir:

« Goebbels vient dans mon usine. Il fait se ranger le personnel à droite et à gauche. Je dois me mettre au milieu et lever le bras pour faire le salut hitlérien. Il me faut une demi-heure pour réussir à lever le bras, millimètre par millimètre. Goebbels observe mes efforts comme s’il était au spectacle, sans applaudir ni protester. Mais quand j’ai enfin le bras tendu, il me dit ces cinq mots: « Votre salut, je le refuse », fait demi-tour et se dirige vers la porte. Je reste ainsi, dans mon usine, au milieu de mon personnel, au pilori, le bras levé. C’est tout ce que je peux faire, physiquement, tandis que mes yeux fixent son pied-bot pendant qu’il sort en boitant. Jusqu’à mon réveil, je reste ainsi. »

Il s’agit ni plus ni moins que d’une scène de torture mentale. Elle nous parle aussi, remarque Charlotte Beradt, de façon étonnamment claire des « notions d’aliénation, de déracinement, d’isolation, de perte d’identité et de rupture de la continuité de l’existence ». L’individu est mis au pas en public. Il se retrouve honteux, brisé, dépourvu de dignité et privé de but. C’est là « une parabole parfaite de la fabrication de la sujétion totale. »

Ridicule et dépersonnalisation:

L’individu meurtri “n’a plus de joie à rien” et s’en sent coupable. Les moyens de propagande auxquels il est exposé dans la journée le poursuivent jusque dans ses rêves. Il craint que les objets domestiques les plus simples n’écoutent ou ne se mettent à parler. Qu’ils ne trahissent publiquement d’involontaires pensées hétérodoxes. L’idéal, absurde, pour être à l’abri, c’est de ne pas même se comprendre soi-même. Dans un exemple confondant: « Quelqu’un s’est ainsi résolu, par précaution, à faire des rêves sans objet. » Ce rêve d’un jeune homme, le voici:

« Je rêve que je ne rêve plus que de carrés, de triangles, d’octogones qui ressemblent tous à des gâteaux de Noël, parce qu’il est interdit de rêver. »

L’individu se dépersonnalise; il n’est pas un anti-héros, mais un non-héros. Il se rêve ridicule, comme une caricature de lui-même se soumettant à d’autres caricatures. Le rêveur transforme dans ses nuits la suggestion de la propagande en auto-suggestion.

Il n’a plus l’occasion de s’interroger sur le sens de la différenciation entre les hommes. Peu importent d’ailleurs le bien fondé ou la pertinence des critères établissant -selon le régime- la supériorité de certains sur d’autres.

Certes, quelques sujets se rêvent agissant, protestant, mais beaucoup ont intériorisé “la liberté comme un fardeau, l’absence de liberté [comme] un soulagement.” Ils naviguent ainsi, perdus entre désirs cachés et désirs avoués, pris dans leur impuissance, entre résistance anxiogène et ignoble complaisance.

Des rêves nourris par le système:

Ces rêves, ce sont pour une part seulement des personnes que visent les lois raciales et antisémites qui les rapportent. Ils sont d’autant plus parlants qu’ils ne concernent pas que des individus soumis d’emblée dans leur quotidien à un ostracisme et à une violence explicites, manifestes. Ceux-ci avaient toutes les raisons de les faire. Les rêveurs sont des personnes de profil ‘banal’ du point de vue du régime. Elles sont issues de l’ensemble de la société. Ce ne sont pas seulement les situations personnelles qui transparaissent dans ces rêves; c’est tout le contexte du régime totalitaire qui les nourrit.

L’on y voit la perversité totalitaire. Dans ce monde kafkaïen, en sus de boucs émissaires que l’on désigne, stigmatise et diabolise, tout un chacun est susceptible à tout moment -ou le craint- de se trouver sommé de se justifier. Chacun peut avoir à se défendre contre une accusation implicite et vague et cependant gravissime. Le risque peut n’avoir qu’une faible probabilité objective. Le soupçon n’épargne personne, et l’individu brimé n’a d’autre solution que de disparaître.

Il est étonnant de voir à quel point des rêves datant d’assez tôt, dès 1933 ou 1934, présentent une vision claire et lucide sur la situation des hommes et femmes du temps. Ils tirent spontanément les conclusions de ce que les rêveurs percevaient subtilement, inconsciemment. En résulte une lecture presque prophétique des événements ultérieurs les plus sombres.

Pour une vigilance salutaire:

Comme le précise Charlotte Beradt, en conclusion, il ressort d’un certain nombre de ces rêves une leçon. Nous pouvons ressentir “qu’il est coupable de ne pas reconnaître dans l’espace public les menaces qui pèsent sur notre siècle avant qu’elles ne se développent et grandissent, avant que leurs signes ne brillent et n’étincellent visiblement ». Tel serait l’avertissement: « que les manifestations du totalitarisme doivent être reconnues avant que ne soient rejetées cape et capuche […]; avant qu’on n’ait plus le droit de dire “je” mais seulement d’être obligé de parler de telle façon qu’on ne se comprend plus soi-même; avant que ne commence “la vie sans murs”.”

Pour différentes raisons, les rêves n’appartiennent pas au canon des sources de la science historique. Il n’en a pas toujours été ainsi, rappelle en postface Reinhart Koselleck. Et cet ouvrage de Charlotte Beradt est une saine lecture, riche d’enseignements, et qu’il est salutaire de redécouvrir.

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Alexandre G-L

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