La Nef des Fous est une pépite des Lettres, que l’on peut s’étonner de savoir vieille maintenant de plus de 500 ans… Elle paraît à Bâle le jour du Carnaval 1494 et connaît rapidement un vaste succès en Europe.
Sébastien Brant y présente, avec une verve souvent mordante ou un ton plus sentencieux, quelques 114 facettes de la folie des hommes. Chaque chapitre est illustré, pour être plus parlant, par une vignette gravée d’Albrecht Dürer.
Les extravagances des hommes leur donne bien droit à un billet pour embarquer sur le plus erratique des vaisseaux. C’est là cette nef sans cap ni capitaine que des insensés, chacun plus aveugle que l’autre à ses défauts, mènent au désastre. Ainsi, chacun cherchant au mieux la paille dans l’oeil du prochain, ils errent ensemble de-ci de-là, en un voyage qui, contrairement à celui d’Ulysse et sans surprise, sera sans retour.
Les fous de cette Nef ne sont pas à enfermer; ils seraient bien trop nombreux. Leur folie n’est d’ailleurs pas tant celle qui intéresserait aujourd’hui nos psychiatres que celle -par trop répandue selon Brant- de ceux qui, désorientés, ont perdu le goût et le sens des vertus.
La Nef des Fous: une oeuvre actuelle
On peut se demander en quoi ces portraits, qui ont tant parlé aux Européens du tournant du XVe au XVIe siècle, peuvent bien nous concerner, nous, lecteurs du XXIe siècle.
C’est que ces travers, des plus simples comme des plus sophistiqués des aïeux de nos aïeux, mis en lumière par Brant, sont encore les nôtres. Ce sont les défauts des hommes ou femmes de notre temps. Car ces fous ne sont pas des bouffons, si j’ose dire; pas de profession en tous cas. Pour puérils qu’ils paraissent, ils sont adultes, agissants. Leur extravagance ainsi mise en exergue ne détonne pas tant sur leur vie quotidienne qu’ils ne lui donnent sa couleur. Il en est de même à notre époque.
Evidemment, les moeurs, la mode et le goût ont évolué depuis 1494. Les marottes ont d’autres apparences et l’on peut se demander quelles formes auraient aujourd’hui les bonnets de fous. Chacun pourra se faire là-dessus sa propre idée. Il est certain cependant que nous pourrions tous en trouver, dans cette oeuvre-miroir, un ou deux -ou plus- qui nous siéraient bien. En tous cas j’ai trouvé les miens, et ai eu parfois du mal à choisir.
en voguant vers le naufrage
Certainement, l’oeuvre paraît quelque peu pessimiste, car pour Brant en somme, comme le chantait le poète, ‘le temps ne fait rien à l’affaire’…. Seul le naufrage attend ces fous embarqués pour n’aborder jamais.
“Courant les havres et les rades
(Chapitre 108: Le navire de Cocagne)
Nous connaissons mainte avarie
N’arrivons jamais à bon port
N’abordons jamais le rivage
Et sans fin est notre voyage
Car nul ne sait où jeter l’ancre.
Ramons sans repos jour et nuit
Nul d’entre nous n’est avisé.
[…]
Le salut est au port du sage
Mais qui veut prendre l’aviron
Qu’il sache où diriger sa barque;
L’avisé atteindra la rive:
Quant aux fous, il en reste assez !
Le mieux avisé sait tout seul
La chose à faire en chaque cas
Et point n’est besoin de l’instruire,
De soi s’en remet à sagesse;
Mais bien avisé est aussi
Qui agrée sage enseignement;
Mais qui ne fait ni l’un ni l’autre
Est à compter parmi les fous;
S’il a raté ce bateau-ci
Il n’a qu’à prendre le suivant. »
Et s’en aller vérifier aussi loin que possible si nous y sommes. Brant n’y va pas avec le dos de la cuillère. On peut se demander si quelqu’un trouve grâce à ses yeux. Il faut préciser que pour Brant, l’enjeu était d’importance, il en allait du Salut des âmes. Plus précisément, il s’agissait, sinon de gagner le Paradis, au moins d’échapper à un Enfer éternel. Il tente donc de nous édifier et nous exhorte à la sagesse, à la raison et aux bonnes moeurs. N’embarquons pas sur la Nef des Fous.
Ne pas embarquer sur la Nef des Fous
Quant à nous, qui pourrions (j’insiste sur le conditionnel) penser, sinon mieux, au moins peut-être dans un cadre plus libre qu’en cette fin de XVe siècle, nous pouvons trouver dans la lecture toute divertissante de cette Nef des fous, matière à repeser nos propres comportements en conscience pour oeuvrer -oh, très modestement certes, mais concrètement- à un monde meilleur.
Nous pouvons prendre de la hauteur, et aller au-delà d’une perspective simplement moralisatrice. Amusons-nous de ces portraits et caractères. Mais dans l’indulgence pour les imperfections d’autrui, tâchons autant que possible d’ôter la poutre qui peut-être nous brouille la vue et qui, nous servant de radeau ou de bouée, nous gardera des effets les plus funestes du naufrage.
L’essentiel n’est pas de prendre peur de nos égarements, de montrer du doigt les travers de certains de nos prochains. Il est facile de nous éloigner en nous pinçant le nez. Rendons-nous compte qu’il n’y a bien souvent guère plus qu’une différence de degré entre leurs défauts et les nôtres. Nous pourrions plutôt nous employer à aimer notre prochain -et nous-mêmes- avec et malgré ces défauts. A nous de cheminer en confiance dans un amour plus vaste pour le genre humain. Par la pratique des vertus -et ce n’est pas toujours si facile que l’on peut l’imaginer- nous pouvons apporter dans tout ceci un peu de lumière. Sur la Nef des Fous, tout peut aider, de la lanterne à la lumière du phare…
Mais ce n’est bien sûr qu’un angle de lecture, qui ne sera peut-être pas le vôtre.
Visiter la Nef des Fous
Dans les paragraphes qui suivent, nous reparcourons l’oeuvre, par curiosité, pour celles et ceux qui le voudraient. Nous nous promenons au fil des titres des chapitres (num. du chap.). Ce qui suit vous permettra d’avoir une idée d’ensemble des passagers de la Nef des Fous. Chacun pourra, en lisant l’oeuvre, apprécier le mérite de la forme et du contenu originels, et en faire son miel. La version des éditions Corti est très bien faite.
Chapitres 1 à 10 :
En proue de la Nef, voici le premier fou. C’est bien celui qui, doctus cum libro, cumule des livres-objets, des livres inutiles (1), non lus auquel il n’entend rien. Il veut paraître sage et ne fait qu’un pédant aux longues oreilles. Aïe… je tiens peut-être là mon premier bonnet… Cette première mise en garde est suivie de bien d’autres. Ainsi, Brant nous invite à être de bons ministres (2). Ne faisons pas abus de nos pouvoirs, ne jugeons pas en fonction de notre intérêt. Insensé est celui qui consacre corps et âme, par cupidité (3), à la poursuite des biens terrestres, tous passagers.
La recherche effrénée des modes nouvelles (4) est risque d’extravagance; elles sont futiles et changeantes. La folie durable est pathétique chez les vieux fous (5) qui le restent jusqu’au bout. Il vaut mieux, en bon exemple, bien éduquer les enfants (6). A défaut, l’on creuse le lit de tourments futurs. Ne jouons pas les brandons de discorde (7), car l’on sait que qui sème le vent… Dans nos prises de décisions, ni indécis ni suffisants, nous avons tout intérêt à savoir agréer un bon conseil (8).
Le fou ne sait se garder des moeurs détestables (9), qui cachent bien mal sa vanité. Fou d’ailleurs celui qui fait viol et injure à l’homme qui ne lui a jamais rien fait; l’amitié véritable (10) tient compte du bien commun.
Chapitres 11 à 20 :
Brant s’inscrit dans une mouvance catholique convaincue. Il vit dans un monde chrétien, et ne saurait oublier de stigmatiser l’irrespect des Saintes Ecritures (11). Il nous invite ensuite à ne pas faire partie des fous imprévoyants (12). Ceux-ci sont victimes de leur propre impéritie et cause de leurs propres déconvenues.
Il est prudent de se garder de la galanterie (13) et de ‘Vénus au cul de paille’. Celle-ci séduit, berne et bafoue bien des ânes, des singes…et des fous. Nous voici prévenus. Brant sans surprise condamne assez nettement la légèreté et la présomption devant Dieu (14). Quant à nous, même si, selon le chanteur, ‘On ira tous au Paradis’, voyons-y plus généralement l’appel à l’humilité et à la responsabilité. Ainsi nous pourrons mieux estimer le poids de nos engagements avant d’agir, et éviter de nous lancer dans des plans chimériques (15). Nous n’aurons pas par là notre place en la Nef des Fous.
Par ailleurs, en nous gardant de goinfrerie et beuverie (16), nous le ferons aussi de gueuserie dans nos vieux jours. Précisons que d’accumuler de vaines richesses (17) et ne prêter oreille et crédit qu’au fortuné, oubliant dans l’opulence d’aumôner les pauvres, ce n’est pas se garantir la compassion à l’heure du Jugement…
Nul ne peut servir deux maîtres (18); c’est là le risque de rester bredouille et de finir comme l’âne de Buridan. Le silence est d’or, et par des propos trop bavards (19), ‘pivert trahit son nid’. Pour Brant, trouver des trésors (20) et les considérer comme cadeaux de la Providence sans tout faire pour les pouvoir restituer, c’est frayer avec le Chef d’en bas. En ne rendant pas, nous tombons dans son piège. Pour nous, renvoyons chacun à sa conscience au prochain portefeuille trouvé dans la rue….
Chapitres 21 à 31 :
Réprouver chez autrui ce qu’on fait soi-même (21) ,’Montrer le droit chemin aux gens tandis qu’on reste dans l’ornière’ est bien d’un insensé. En revanche, le discours de la Sagesse (22) est le plus haut des Trésors d’ici-bas:
“[…]”Heureux est l’homme qui m’écoute.
Alors, mes fils, heureux celui
Qui, sans faiblir, garde mes voies !
Qui me cherche, fait son salut,
Et qui me fuit, court à sa perte !” –
Il ne faut pas trop louer sa chance (23), mais être modeste dans le bonheur, la fortune pouvant changer. Excès de souci ne sert point. Bien fol est celui qui se veut charger d’un fardeau qu’il ne peut porter. En se voyant les épaules trop larges, il se trouve écrasé sans bien par des inquiétudes superflues (24). Il pourra les ressasser sur la Nef des Fous.
L’homme prudent se méfie des emprunteurs (25) qui ne songent à payer leurs dettes, et ne s’en porte pas garant. Il ne prononce pas non plus de voeux inopportuns (26); le chanteur nous a prévenus: « T’as eu c’que t’as voulu, même si t’as pas voulu c’que t’as eu ». Dans la mesure du possible, il ne faut pas se perdre dans sa jeunesse à de vaines études (27). En outre, évitons les stériles controverses, mais étudions à bon escient. Sans cela, partageant les désillusions de bien des étudiants, nous devrons accepter plus tard d’être maintenu dans des tâches subalternes. Etant alors »plus valet que clergeot », nous verrons que c' »est cher payer pour peu savoir ». De quoi cependant embarquer gratuitement sur la Nef des Fous.
Brant nous rappelle ensuite que Dieu n’a pas besoin de conseils. De murmurer contre Dieu (28) n’est pas avisé. Nous ne pourrions apporter que chaos et désolation en essayant bellement de le surpasser. Aussi vaut-il mieux se taire et s’en remettre à Sa volonté. Il est bon de ne pas se considérer comme saint et meilleur que son prochain. Qui se commet juge (29) pourrait bien, en fou, ne pas réaliser ce qu’il en est… Aussi peut-on éviter d’écraser son âme en courant après les bénéfices; amasser les prébendes (30) n’est pas forcément positif, et de loin, pour qui n’est pas taillé pour. Le fou se perd de tout remettre au lendemain (31) -notamment sa conversion, bien entendu.
Chapitres 32 à 42 :
Quant à penser à garder les femmes (32), c’est peine perdue, car:
« Celle qui veut sera honnête,
Qui veut le mal, suivra sa tête,
Tous les jours saura un moyen
Pour agir selon ses desseins. »
Bref… Il est temps, on l’aura compris, de parler de l’adultère (33). En gros, malheur au mari d’une femme belle qui est trop admirée pour ça. Les cornes en effet sont bien près de lui pousser, et l’on entend dans le voisinage le chant du coucou.
Rien ne sert d’expérimenter si l’on n’en fait rien. Courir le monde de pays en pays sans apprendre raison ni usages, cela nous laisse fous aussi fous que devant (34). « La Gloire à tirer d’un voyage / Est bien de revenir plus sage. »
Point de vertus dans l’impatience. Il mérite nos moqueries celui qui importune tout le monde par sa tendance à l’emportement (35). L’Esprit rebelle (36), celui qui n’en fait qu’à sa tête pourrait bien le payer cher, se blesser ou se perdre.
Celui qui cherche à s’élever ne doit pas oublier que ce qui s’élève doit retomber un jour. Le propre de la roue de la fortune n’est-il pas de tourner ? Il faut bâtir sur le roc, et non s’en remettre aveuglément aux hasards de la chance (37).
Les fous se montrent mauvais malades (38), qui devraient mieux supporter ce qui est nécessaire à leur guérison. Franchise, sincérité et confiance sont dues au médecin. Il faut cependant prendre soin de l’âme en amont. La guérison n’est point là, de fait, lorsque seul le corps paraît guéri.
Qui ne veut pas être déjoué dans ses projets et rester crédible doit se garder de dévoiler ses plans (39).
D’une manière générale, nous sommes bien bêtes, bien fous, si la chute d’autrui ne nous sert pas; il est bon de s’instruire des folies d’autrui (40). Il faut apprendre à laisser dire, (41) car il est vain d’espérer plaire à tous, même en se faisant valet de tous. Autant donc se garder des railleurs (42), incorrigibles et sourds au sage.
Chapitres 43 à 52 :
Quant à soi, on ne peut que perdre en ayant le mépris des joies éternelles (43). Tâchons au moins de nous améliorer. Un tel mépris peut se manifester sous la forme du bruit à l’église (44). Certains extravagants irrespectueux en gratifient l’assemblée, salissant le sacré du plus bas profane.
Il faut commencer par renoncer à sa folie, y mettre un peu du sien, pour ne pas ressembler aux artisans de leur infortune (45). Ceux-ci qui la causent du mieux qu’ils peuvent avant de crier à l’aide.
A propos du pouvoir des fous (46), Brant nous précise que Folie a de belles fréquentations. On y trouve souvent gens de pouvoir et d’argent. Or les voies de la félicité (47) sont rudes, étroites et escarpées. Elles sont accessibles aux seuls sages. Les épreuves du fou après sa mort seront plus lourdes que pendant sa vie.
En une nef des compagnons (48), on voit un monde des corporations de métiers marchant sur la tête. Tout valet se veut maître sans même avoir été apprenti, et on trouve des maîtres partout en surabondance. Espérant prospérer, des ouvriers et artisans proposent, à vil prix, une marchandise bâclée et de mauvaise facture. En dépit de tout bon sens, seul le prix final semble compter. Un chapitre instructif. La Nef des Fous vogue toujours.
Les hommes doivent avoir un comportement responsable. Ceci à plus forte raison devant les enfants, que gâte irrémédiablement le mauvais exemple des parents (49).
Brant met en garde ses lecteurs contre les terrestres voluptés de la luxure (50). C’est une voie de perdition (on le sait suffisamment pour l’avoir suffisamment entendu, depuis le temps). En danger aussi l’homme qui ne sait garder les secrets (51). « Ce qu’en son coeur on veut tenir / Qu’on se garde d’aller le dire ». A propos de coeur, le sage évitera les mariages d’intérêt (52). De fait, dans les couples où s’invite Asmodée, l’on ne peut guère s’attendre qu’à tracas et regrets.
Chapitres 53 à 61 :
Les comportements insensés sont bien souvent enfants de l’envie et de la haine (53). Elles déversent leur poison dans le coeur des hommes.
Il nous appartient de tirer parti des remarques du sage plus que de se satisfaire de la complaisance des sots. Nous serions bien coupables, dans l’insouciance, de ne pas admettre correction (54).
Fous encore, ces imposteurs à la funeste vanité et à la bêtise efficace, dont le ton docte suffit à les faire passer pour grands docteurs auprès des ignorants. Des remèdes de charlatans (55) peuvent envoyer ces derniers en un monde meilleur plus qu’en un état meilleur.
Quoi qu’il en soit, « Tout a sa fin, tout a son heure ». On peut le voir en traitant de la fin des empires (56). Il faut s’en remettre, sans oisiveté ni désespoir, à la sagesse et l’omniscience de la divine Providence (57). Quant à agir en bien, charité bien ordonnée commence par soi-même. Devrait le savoir celui qui devrait songer à ses propres affaires (58).
Il faut se déprendre, aidé par de bonnes âmes, de l’ingratitude (59). Elle épuise à la longue la bonté ou la bienveillante attention d’autrui. Le sage se garde de se complaire à soi-même (60) en se croyant parfait. Il se méfiera de la danse (61), qui mène -nous en sourirons ensemble- à toutes sortes de privautés selon Brant:
« Certains l’appellent s’amuser
Pour moi j’y vois grandes folies
La danse met en appétit:
Mais le plat se sert après bal. »
Chapitres 62 à 70 :
Il n’est pas bon -mais l’usage se perd, je crois- d’aller la nuit faire sa cour (62). A chanter ainsi la sérénade sous les fenêtres des dames et demoiselles, on attrape froid et on attise la médisance. Il ne suffit pas, pour l’auteur, d’être pauvre pour être honnête. Il ne pense pas toujours grand bien des mendiants (63). Ceux-ci ne sont pas tous gueux ni ne meurent tous de faim. Il n’est pas loin parfois même, de les dire mener grand train.
Les femmes aussi sont passées en revue. Si l’on compte parmi elles de beaux exemples de vertus, il faut se défier des mauvaises femmes (64). On y trouve gourgandines et empoisonneuses. En matière de folie, elle valent bien les hommes.
Fous également ceux qui se piquent d’observer les astres (65) pour prédire quoi que ce soit. Ceux qui les écoutent ne sont pas plus raisonnables.
Il n’est pas sage non plus de vouloir découvrir tous les pays (66). Que sert-il en effet de connaître toute la terre lorsque l’on ne se connaît pas soi-même ? Et puis, serait-on Ulysse ou Pythagore, trouvant en voyageant sagesse véritable et connaissance, « Qui a le coeur aventureux / Ne peut l’avoir entier à Dieu. » De nier qu’on est fou (67) ne donne pas la sagesse. L’aveuglement sur ce point ferait plutôt pousser des oreilles d’ânes.
Ne pas entendre plaisanterie (68) n’est pas bon signe. Il faut s’attendre à ce que les fous fassent folies, et le sage renonce à leur compagnie. Mal agir sans calculer les suites (69) est d’un insensé; le sage gardera la Règle d’Or. Omettre d’agir à bon escient, en temps et en heure, est aussi folie. De l’imprévoyance (70) on ne peut rien attendre de bon, ce que rappellera la fourmi de la fable à la cigale.
Chapitres 71 à 84 :
Querelleurs et plaideurs (71) méritent eux-aussi leurs bonnets à grelots. Moins subtils mais omniprésents viennent les fous grossiers (72). Folie aussi, de prendre l’état d’ecclésiastique (73) pour de mauvaises raisons, qui peuvent conduire à l’amertume ou à la débauche. « Mieux vaut n’être point dans les ordres / Que d’y être dans le désordre. »
Fou le mauvais chasseur, qui se lance parfois à grand frais et sans succès dans de vaines chasses (74). Les mauvais tireurs (75) ne valent guère mieux, qui toujours ont une excuse pour n’avoir pas touché juste. Ils se présentent par forfanterie à des concours où ils ne peuvent faire bonne figure.
On voit bien ce que nous pouvons penser de la vantardise (76). Elle est « si diserte / Qu’on ne peut dénombrer ses dits / C’est vraiment le malheur du fou / Qu’il veut être ce qu’il n’est pas. »
Pas besoin d’être vantard pour mériter un bonnet. La passion du jeu (77) suffit, qui amène débauche et désordre social. Il ne faut pas oublier les fous accablés (78), qui portent sur le dos le poids asinien de leur déraison:
« Est fou qui sait où est le bien
Et reste à fréquenter le mal.
C’est le cas de beaucoup de fous
Que l’âne tous mène au licou. »
Les reîtres et les clercs (79) ont aussi leur billet pour la nef, de vivre sur la même bête. Il s’agit idéalement un paysan bien dodu (la figure ressortira en 1789…). Ils embarqueront avec le messager des fous (80). Il vaut bien, dans un film connu de nos contemporains, certain facteur ch’ti en fin de tournée. Cuisiniers et échansons (81) n’économisent guère les biens de leurs maîtres. Ils ne brillent pas par leur probité. Ils seront aussi du voyage, accompagnant les bourgeois et vilains corrompus et parvenus. Elle semble bien folie du temps, l’ostentation des riches paysans (82). Ceux-ci comme tant d’autres n’ont de goût que pour l’argent, et ont en partage le mépris de la pauvreté (83):
« Les fous d’argent sont en tous lieux
Ils sont légion, ils sont nombreux
Qui aiment l’or plus que le renom.
On ne loue plus la pauvreté.
Ici-bas il n’arrive à rien
Qui n’a que vertu pour tout bien:
Sagesse n’est plus honorée
L’Honnête est le dernier servi
Est mis à la portion congrue,
Il ne faut plus parler de lui;
[…]
Et l’argent, il vous ferait pendre
S’il n’aidait pas à vous dépendre;
Par lui reste impuni le crime.
Te le dis tel que je le pense:
Au gibet pend menu fretin.
[…]
Qui dit qu’il ne lui manque rien
Sinon sur lui quelque monnaie,
Il est dépourvu de tout sens:
Lui manque plus qu’il ne le pense
Le pire est bien qu’il méconnaît
L’ampleur de sa vraie indigence.”
Autrement dit, selon Brant, la vertu peut aller de concert avec la pauvreté bien plus qu’avec l’argent. Celui-là ne saurait être -et de loin- la seule et véritable richesse. Il convient de perséverer dans le bien (84), sans en rester à de simples bonnes dispositions. Sans fermeté l’on abandonne vite ce que l’on aurait mieux fait de ne pas commencer.
Chapitres 85 à 103 :
Ne tardons pas trop à nous améliorer. Qui ne prévoit la mort (85) pourrait bien être surpris par l’arrivée de celle qui n’oublie personne. Elle vient selon son désir et non nos critères. Ce sera alors le moment de payer pour l’irrespect de Dieu (86). Pour n’être pas puni sur le champ, il n’en est pas moins systématiquement rétribué en temps utile. A bon entendeur… On fera bien dès lors de s’abstenir de jurer par Dieu (87). Fautant sans cesse, nous méritons les fléaux et châtiments de Dieu (88). Mais nous sommes parfois immédiatement punis par notre propre bêtise: il en est ainsi dans les marchés de dupes (89).
Brant nous le rappelle: Honore père et mère (90). Il se trouve en effet que tout fils prodigue n’est pas celui de la parabole. Il faut être à ce que l’on fait, plus encore dans les choses du culte; Brant s’indigne des bavardages dans les stalles du choeur (91). Il n’aime pas davantage la présomption de la vanité (92); la chute est le prix de l’orgueil.
Insensé est l’homme sans pitié, dur au pauvre et au gueux; c’est sans tendresse que Brant traite de l’usure et des accapareurs (93). Il ne pense pas mieux des espoirs d’héritage (94) que nourrissent les fous guignant le bien d’autrui. La cupidité est porteuse de bien des vices. C’est sans surprise qu’elle peut conduire à détourner le jour du Seigneur (95). Mais ne sait-on pas que nul ne peut servir deux maîtres ? Il n’est pas plus glorieux, celui qui donne et le regrette (96), et:
“Qui toujours son cadeau rappelle
Même acquitté d’un franc merci
Veut déjà rentrer dans ses frais.
Grossier qui vante ses largesses,
Il passe pour un malappris
Parler de son cadeau sans cesse
Ne rapportera que mépris.”
L’oisiveté est mère des vices, aussi le sage se gardera-t-il de l’indolence et de la paresse (97). Mais il se gardera aussi d’avoir des opinions hérétiques, comme les ont les fous étrangers (98). Autres temps… Desproges aurait apprécié. Brant s’inquiète donc du déclin de la foi (99) chrétienne, et nous en délivre, anxieux, un intéressant panorama international. Ceci pourrait passer pour le prêche d’une nouvelle croisade. Après tant de sincérité, Brant condamne évidemment la duplicité de l’hypocrite qui a l’habitude ‘de flatter le cheval aubère‘ (100). Il fait de même des errements des colporteurs de malveillances (101).
Il est question de fausseté, en somme, et c’est aussi celle des fraudeurs et frelateurs (102). Ceux-ci comptent escrocs, faussaires, ou encore « les charlatans de l’alchimie ». Il vise tous ceux qui font un commerce de fraude, mais encore les « vrais faussaires ». Il entend par là ceux qui pervertissent l’Ecriture en se fiant à leur seule raison pour l’exégèse des saints livres. Le chef qu’ils enrichissent n’est autre que l’Antichrist (103). Or, selon Brant, « La foi repose sur trois choses: / Indulgences, écrits et dogme / Dont on ne fait plus aucun cas ». Bien, à chacun, de nos jours d’approfondir la question à loisir et je ne donnerai pas ici mon opinion.
Chapitres 104 à 112 :
Il n’en reste pas moins que Brant trouve coupable de mettre la vérité sous le boisseau (104). Même sous la folle menace des impies. Nous n’aurions peut-être pas ici et maintenant la même vision que Brant de ce qu’est la vérité. Il appartient à chacun s’il lui plaît, de s’interroger là-dessus. Brant prévient néanmoins que « Qui prend parti pour vérité / A contre lui le plus grand nombre / De détracteurs et d’effrontés ». Il est d’un fou de faire obstacle au bien (105), les fous détestant les gens de bonne volonté. Ils ne tolérent leurs pareils que pour la joie de n’être pas seuls sous un bonnet à grelots.
Brant nous donne évidemment pour modèle les Vierges sages plutôt que les Vierges folles. Nous ne devons pas regretter de ne pas avoir à temps vécu en bien (106). Cherchons à toucher le salaire de la sagesse (107), en suivant la voie droite, celle de la couronne. A d’autres le sentier scabreux menant au bonnet à grelots:
“En vérité on pourrait fuir
Les voies fréquentées par les fous;
Mais puisque tous nous refusons
De méditer où nous allons,
Errons à tâtons dans la nuit
Sans rechercher le droit chemin,
Le plus souvent ignorant bien
Où peuvent nous porter nos pas.
D’où il s’ensuit que chaque jour
On se repend de ce qu’on fait.
Le but atteint, et non sans peine,
Nous suivons de nouveaux désirs.
De cet état, la cause en est qu’en nous est le désir inné
D’obtenir tout, et dans l’instant,
Des plus grands biens de cette terre.
Puisque la chose ne se peut,
Qu’errons parmi d’obscurs reflets
Nous avons tous un don de Dieu:
Sagesse pour nous éclairer
Nous faire sortir des ténèbres.
Si nous savons hausser la lampe,
Nous pourrons distinguer bientôt
Sagesse de la voie des fous.”
Mais -pour Brant- la sagesse de ce monde n’est que folie auprès de Dieu. La vraie sagesse n’est pas d’ici. Platon, Socrate ou Pythagore même, la servant, mais la cherchant sur terre, n’ont fait que l’approcher sans la trouver.
Le chapitre suivant, Le navire de Cocagne (108), partiellement cité plus haut, est un condensé de l’esprit de l’oeuvre. « Hardi les gars, dépêchez-vous ! / Partons pour pays de Cocagne / Quoiqu’enlisés dans les marais. »
Les voyageurs que nous sommes doivent aussi songer à l’imprévu. Il n’est pas sage de n’avoir cure des accidents (109), si l’on ne veut faire son propre malheur. « Qui détient sagesse et vertu / Nageant tout nu, atteint la rive: / Ainsi parle Sébastien Brant. »
Il est tentant pour le lecteur susceptible de critiquer l’auteur de la Nef et de dénigrer le bien (110). C’est qu’il frotte où le bât blesse… Brant rappelle qu’il n’y a pas d’obligation de lire son livre. Il peut plaire à celui qui veut être sage et essayer comme l’auteur de s’ôter le bonnet de la tête.
Il est bien temps ensuite et pour bientôt finir, de parler des mauvaises manières de table (110a). A table, la grossièreté en remontre parfois à l’impolitesse. Il épingle les travers des fous de carnaval (110b), qui seuls ont pu ainsi inventer des réjouissances en Carême.
L’Apologie du poète (111) conclut sur la difficulté qu’il y a à se défaire de sa propre folie, et à y aider autrui. L’auteur lui-même y a du mal. Les fous peuvent être si prompts à la condamnation. Il n’y a pourtant pas lieu de désespérer pour l’homme de bonne volonté, car « Pour le bien jamais n’est trop tard ! »
Dans son dernier chapitre, Brant, après nous avoir fait mieux connaître les folies des hommes, nous dresse le portrait du sage (112); si lui-même peut être vu comme maître en folie, il conclut en nous présentant le grand Virgile comme maître en sagesse.
BRANT (Sébastien), La Nef des fous, Librairie José Corti, 1997, 2004, traduction revue et présentation par Nicole Taubes.
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